mardi 17 août 2010

Savoir compter

Comme tout le monde ou presque j’ai essayé d’apprendre à compter lorsque j’allais encore à l’école. On m’a toujours dit que savoir compter c’est le plus important – encore plus que de savoir lire et écrire, ce qui est parfaitement idiot. Il faut savoir compter ce que l’on possède, il faut savoir compter ce que l’on a fait (ou pas), il faut savoir compter ce que l’on doit à quelqu’un d’autre (et inversement), il faut savoir compter ce qu’il nous reste. Compter est le socle de notre bonne vieille civilisation occidentale basée sur l’accumulation (peut être ailleurs également mais je n’ai jamais voyagé beaucoup plus loin que les frontières de l’Europe) et c’est aussi son mode de fonctionnement, son mode opératoire. J’ai donc appris à compter, sans doute moyennement convaincu de l’utilité de la chose, avant de m’apercevoir aussi que compter me permettait de connaitre le nombre de pages du dernier numéro du Journal de Mickey qu’il me restait encore à lire. Posséder et compter ne seraient donc rien sans la frustration et le manque que cela finit par induire. Compter rend le plaisir, la jouissance et l’inutilité à la fois nécessaire et coupable. Comme un vieux reflexe judéo-chrétien.


Le meilleur vecteur de tout ça, c’est le travail. Que dire de quelque chose qui crée sa propre utilité et qui en devient nécessaire pour exister socialement ? Tu as un travail mais tu ne seras qu’une merde tant que tu ne seras pas devenu (petit) chef – encore la logique d’accumulation, notion que l’on confond à tort avec celle d’amélioration. Tu n’as pas de travail donc tu resteras une merde tant que tu n’en auras pas un. Compter devient alors encore plus facile, il suffit uniquement de connaitre les chiffres zéro et un, d’adopter le système binaire et la position manichéenne qui consiste à dire que tout est blanc ou que tout est noir. On cloisonne, on régule, on calcule, on gère et on détruit les vies selon une logique comptable aveugle et aveuglante. Et en plus d’être une notion philosophique et éthique, l’exploitation du travail est une notion mathématique, liée à celle de plus-value et donc à celle de profit : il s’agit (en résumé) de la différence entre ce qu’un patron paie à son employé et ce que le travail de cet employé rapporte réellement à son patron.

Comme tout le monde j’ai donc appris à compter et comme beaucoup je ne comptais vraiment pas les bonnes choses. Je vais avoir 41 ans cette année, je suis le fruit d’un accident post soixante-huitard. Cela fait 22 années que je bosse maintenant, en entreprise, avec très peu de courtes périodes de chômage. Je ne compte même pas les jobs que je faisais quand j’avais encore le droit d’habiter chez papa. Je ne suis pas propriétaire de mon appartement, je n’ai pas de voiture, tout cela ne compte pas réellement pour moi. La seule chose qui comptait c’est le travail. Pourquoi ? Je n’ai aucune envie, aucune passion ? Evidemment que oui. Mais j’ai toujours estimé qu’essayer d’en vivre reviendrait à la trahir. C’était un très mauvais calcul, peut être le pire mais c’est le seul calcul que je pouvais faire : accepter d’en chier d’un côté (celui de la vie active) pour avoir soi-disant les mains économiquement libres de faire ce que je voulais à côté. Certains vont à la pèche, collectionne les nains de jardin ou je ne sais quoi d’autre encore. Moi aussi. Toujours bénévolement. Avec l’illusion que quand on aime on ne compte pas. Des dizaines, des centaines d’heures passées à m’occuper d’associations ou autres. Je n’ai donc rien trahi. Mais je me suis usé. Usé par des jobs purement alimentaires. Par truchement j’ai risqué d’user également ce que j’aimais le plus, à tel point qu’il y a quelques années j’ai commencé à le détester également. Ce qui revient à se détester soi-même. J’aurais mieux fait de me préoccuper davantage de mes chimères. L’aliénation par le travail prend des chemins tordus pour finir par bouffer tout ce que l’on voulait absolument préserver au départ. La dépression n’est pas qu’un terme reflétant un solde macro économique calculé à la baisse, c’est aussi un état des choses, un état de soi. Marrant au passage comme la dépression est gémellaire de l’accumulation. Plus on entasse et plus on s’enfonce. Encore une illusion. Les bulles existentielles explosent bien plus fort que les bulles spéculatives. 

Bref, de quoi je me plains ? Comme je l’ai déjà dit plus haut j’ai toujours réussi à bosser ou presque. Pourquoi devrais-je ouvrir ma gueule ? Sinon je n’avais qu’à devenir animateur radio, exploitant de cinéma, libraire, patron de bar, disquaire, acteur, gérant d’une salle de concert ou chroniqueur mondain, tous ces trucs qui me disaient bien mais dont je suis totalement incapable. J’ai préféré vider des camions, remplir des rayonnages, préparer des commandes, gérer des stocks. J’ai été un as dans mon travail. Mais mon travail, me dit-on, ne vaut plus rien : ce n’est jamais assez bien, jamais suffisant. Si je veux en changer je m’aperçois aussi que le même travail ailleurs est beaucoup moins bien payé que ce que je suis actuellement. Ce serait donc la preuve que le travail que j’effectue n’a plus de valeur. Tout se compte, tout s’estime et tout est logiquement déprécié : plus la rémunération de la force de travail baisse – ou plus sa productivité augmente – et plus les bénéfices augmentent de leur côté. J’ai donc compté que cela fait 22 ans que je travaille. Mais pour une fois j’ai compté les bonnes choses. J’ai compté que – en admettant une hypothèse basse induisant que les systèmes sociaux actuels n’explosent pas, ce dont je doute fort – je n’ai même pas effectué la moitié d’une période de travail après laquelle je pourrais espérer enfin arrêter. Vous saisissez l’absurdité de la situation ? Je vais travailler toujours plus (hum) alors que mon travail vaudra toujours moins. Je ne parle pas de souffrance morale – pour moi la souffrance morale est davantage liée aux brimades au quotidien dans l’entreprise – mais bien d’absurdité. La somme de nos absurdités c'est-à-dire notre effort collectif consenti sous couvert de démocratie et obtenu par la manipulation individuelle ne sert au final que quelques uns. Les cumulards. Ils se prétendent bien sûr être nos généreux bienfaiteurs, ce serait grâce à eux que l’on a la « chance » de travailler, alors qu’ils ne sont – au sens littéral – que des profiteurs. Ton patron a besoin de toi mais toi, as-tu besoin de lui ? Non.


Haz