mercredi 10 novembre 2010

Artisterie & Dentisterie

Quand j'ai vu l'appel pour le Salaire de la Peur, j'ai d'abord voulu y participer, puis j'ai renoncé. Par crainte de la répétition, que mon expérience soit banale ou déjà abordée sur le site. Mais depuis, bien que je me sois retrouvée dans pas mal de posts, j'ai réalisé que c'était le titre même du blog qui m'avait fait reculer. Le Salaire de la Peur. C'est exactement comme cela que j'ai construit mon rapport au travail.

D'abord il y a eu l'envie de m'émanciper de ma famille, de pouvoir vivre sans avoir à demander de sous et surtout de pouvoir m'éloigner de la dite famille. Le membre qui posait problème est décédé alors que j'étais étudiante, mais au lieu de me tourner alors vers des études longues et la recherche, je suis restée sur mon objectif de travailler à tout prix. J'ai donc passé et réussi le CAPES d'Arts Plastiques et me suis retrouvée prof. Je croyais que la connexion avec l'art serait suffisante, qu'enseigner ce qui me passionnait serait facile et que je profiterais des vacances pour me consacrer à ma production personnelle. J'ai tenu 9 mois. Faire le gendarme en classe, dire amen à des formateurs qui trouvent ça normal de consacrer sa vie entière à l'enseignement, supporter les conseils d'un tuteur, qui met les élèves au coin, avec les bras sur la tête, réaliser que je ne veux pas déménager tous les ans dans des apparts miteux, car dégottés au pied levé (nommée le 30 aout pour être en poste le 2 septembre), tout cela m'a fait démissionner avant même la fin de ma "formation".

J'ai alors cherché du travail. Toujours aussi naïve, je pensais que ce serait facile. J'ai découvert qu'il ne faut pas dire "non" quand un patron vous demande de faire des heures supp et que vous n'avez pas encore signé de contrat. J'ai découvert que les supermarchés sont affreusement sales et que n'importe quel idiot un peu consciencieux peut se retrouver à signer des papiers officiels pour le fisc, alors qu'il n'est pas membre du personnel permanent (c'est parfaitement illégal, malheureusement les contrôleurs du fisc peuvent difficilement s'attaquer à des enseignes gigantesques sur le plan financier. C'est bête), que les travailleurs sociaux sont absolument dépassés, incapables de proposer quelque chose d'efficace (j'ai tout fait: bilan de compétences, suivi personnalisé, aide personnalisée, assistance personnalisée, j'ai travaillé sur de longues périodes avec presqu'une dizaine de personnes différentes). Finalement au bout d'un an de chômage et 6 mois de RMI, j'ai décidé d'assumer, je suis devenue Artiste RMIste. Fini d'éplucher les offres d'emploi, j'ai continué à aller à l'ANPE (à l'époque ce n'était pas encore un pôle) tous les matins à 8h30 car je culpabilisais de pomper ainsi l'argent public, près de 5000€ par an, une fortune !

J'ai donc créé, plein de trucs, fait des expos, puis j'ai été envoyée à l'association qui s'occupe des Artistes RMIstes sur Bordeaux, j'ai exposé chez eux, et alors que j'assurais mes heures de présence à l'accueil de l'expo, j'ai réfléchi, à comment gagner ma vie. Au fait qu'un artiste lorsqu'il n'expose pas, travaille, sans rémunération, sans filet. Comment partager ce travail autrement que par l'expo, autrement que par la visite d'atelier, ou le site perso... J'ai commencé à faire des trucs à vendre, un suivi de mon travail sous forme de petites pochettes distribuées à droite à gauche. Je voulais me créer un revenu "régulier" qui me permette de sortir du RMI sans forcément vendre des toiles, ou des travaux complexes en général. Une sorte d'artisanat de suivi, qui permet de rester actif tout en se laissant le droit de ne pas créer tout le temps comme un malade. Chaque sou gagné était bien entendu déduit de mon RMI mais je gardais espoir de remplacer ce dernier par mes gains.

Et puis Sarkozy est arrivé au pouvoir. J'ai pleuré. Assise devant ma télé. J'économisais à l'époque pour m'acheter un appareil photo numérique. Je n'avais pas encore la somme voulue, j'ai donc acheté un appareil "moins bien". Le lendemain de l'élection. Trois mois plus tard, alors que j'allais devoir faire ma demande de renouvellement de RMI, j'ai décidé de trouver un job. J'y suis arrivée. D'un coup.

Femme de ménage dans un cabinet dentaire. Qui s'est avéré être aussi un boulot de secrétaire et d'assistante dentaire. J'ai dû apprendre un tas de noms d'instruments et de produits. Au début cela me passionnait, les trois dentistes étaient gentils, ma collègue aussi, j'apprenais plein de choses nouvelles, j'ai sauvé mes ratiches au passage, c'est pas rien, je gagnais enfin ma vie, avec un travail à mi-temps, emploi du temps parfait. Parfait. Tout le monde était content que j'aie un travail. J'ai senti un réel soulagement chez beaucoup de mes proches. Et aussi chez les travailleurs sociaux qui me suivaient. Y compris celle de l'association d'insertion des artistes RMIstes qui a eu cette phrase "ah c'est bien que vous ayez trouvé un job, y'en a tellement comme vous qui refusent de travailler". Refusent de travailler. Culpabilisée comme j'étais je notais mes heures de travail, semaine par semaine. Ça tournait autour de 25-30h, parfois 35, alors j'étais contente, moi aussi j'avais fait mes 35h. Quand ça les dépassait, je ricanais, triomphante, après ceux qui pensent qu'artiste c'est se branler pour vendre le résultat vite craché.

Et selon elle je refusais de travailler. Elle a ajouté, devant mon air effaré, "oh mais surtout j'espère que vous continuerez, votre démarche est tellement intéressante". Ben voyons. J'ai continué, pendant ma première année de taf (le vrai, le seul, l'alimentaire). J'ai produit ce qui reste parmi mes meilleures séries. Et puis, au bout d'un an, j'ai tout arrêté. Artistiquement. J'ai quitté mon groupe de musique, j'ai arrêté de peindre, de photographier, de dessiner, j'ai donné mon répertoire de galeries, mes fiches de contact.
Dégoûtée.

J'ai mis du temps à réaliser que mon obsession de "vivre" de mon art avait totalement éclipsé le "faire" de l'art.

Je me suis consacrée à la critique musicale, persuadée de finir mes jours comme femme de ménage dans un cabinet dentaire, celui là ou un autre.

Et puis le crayon m'a redémangé.

J'ai dessiné un peu. J'ai jeté 80% de mes "œuvres". J'ai désinstallé mon atelier. J'ai dessiné encore un peu. Et puis j'ai décidé de recycler les œuvres que je n'avais pas encore jetées. J'ai aimé ça. J'ai décidé de ne plus avoir de complexes. De créer sans me soucier de savoir s'il y aurait preneur. Sans me soucier de savoir si cela pourrait s'inscrire dans l'histoire de l'art, ou même celle avec un petit "h". Sans me soucier de savoir si oui ou non cela a un sens. Je souffrais beaucoup de ne pas faire d'art engagé. J'ai accepté d'en être incapable. Créer c'est résister disait Mme Aubrac. Soit. Alors j'ai cédé à l'envie de résister. Même de façon quasi imperceptible. J'ai commencé à économiser, pour m'offrir une démission. J'ai signé malgré tout un CDI. J'ai repris ma pratique "à temps plein". Ou presque.

J'ai toujours été animée par la peur. Peur de dépendre de ma famille, peur de devenir folle en tant que prof, peur de devoir rembourser la société pour son aumône, peur de m'endormir dans le ronron d'un travail alimentaire, peur de me trahir en créant des choses qui ne me conviennent pas.

La vérité, c'est que la peur de la dépendance financière est supérieure à la peur de ne pas pouvoir me consacrer suffisamment à ma production artistique. Le compromis est donc viable, pour l'instant. Et de fait, j'ai de moins en moins peur. Bon.

L.T.