lundi 17 janvier 2011

La procrastination n'est pas une maladie

Hier, alors que je flânais sur internet à prendre les nouvelles de ce monde malade, je suis tombée sur cet article
J'ai déjà écrit sur la procrastination, mais l'article me redonne du grain à moudre, et pas qu'un peu.

L'article, comme tout ce que j'ai pu lire d'articles "d'experts" sur la procrastination, se borne à donner quelques "solutions" aux petits gamins capricieux que nous sommes, nous autres les procrastineurs, en partant systématiquement du principe que la procrastination est un problème. Enfin, les articles d'"experts" que j'ai lus jusque là, du moins.

L'article nous explique bien tranquillement que procrastiner ne veut pas dire être paresseux, là tu commences à te dire youpi génial enfin un mec qui se dit qu'on est pas des tarés incapables, mais c'est parce que tu n'as pas fini la phrase : la procrastination c'est la faiblesse à gérer nos impulsions. Non, t'es pas paresseux, t'es juste un débile profond mu par un désir immédiat. Comme un vulgaire animal, un tout petit enfant qu'il faut éduquer, un mongolien qu'il faut cadrer serré.
Nous ne sommes pas normaux, nous ne voulons pas faire le travail tout de suite, en revanche nous voulons les récompenses dans la seconde. Nous préférons 50€ tout de suite à 100€ dans un an.
Je vous laisse vous énerver tout seul à l'annonce que vous êtes un gros débile incapable de vous maitriser parce que vous êtes pauvre à manger la semelle de vos vieilles godasses et que 50 euros vous permettrait de manger la fin du mois.

Cet article pue à plein nez une idéologie bien scabreuse, qui définit chaque étourdi, chaque rêveur, chaque inadapté, chaque artiste, comme un malade, et un malade atteint dès le berceau.
Heureusement, dieu soit loué, l'article nous informe que cette maladie peut se soigner, par un dressage rigoureux dès l'enfance, avec des explications, les experts ne sont pas des monstres, tout de même.
Parce que le travail l'exige, la consommation l'exige, la société toute entière l'exige, et que ton bien être là dedans, on s'en fout. Un enfant est un travailleur et un consommateur en devenir, il faut le préparer à la docilité, au travail rapide, au sacrifice.

Bien. Maintenant laissez moi dire mon avis sur la procrastination : pour moi elle est nécessaire, indispensable. Et même si j'exècre au plus haut point l'idée de travail, la procrastination fait partie intégrante de celui ci. Non, en fait, plus justement, elle fait partie de mon activité. Mon activité est devenu mon travail, chance ou malchance, ça dépend des jours.
La procrastination, c'est le travail invisible. Ce que les experts oublient dans leur raisonnement tordu, c'est que faire la vaisselle, les courses, ranger, se promener, lire, etc. ne se fait pas sans penser. On ne met pas son cerveau dans une boite le temps d'étendre la lessive. Bien au contraire, en ce qui me concerne, quand j'ai une illustration à réaliser par exemple, faire autre chose est nécessaire. Parce que faire autre chose m'éloigne de ce travail, me donne du recul, me permet de laisser l'idée faire son chemin, nourrie par l'extérieur, alimentée partout ce qui ne constitue pas le travail, par la vie.
Quand je reçois une commande ou que je développe un projet, je note ce que j'ai à faire, et commence à faire des croquis. Et puis je range mon carnet, je fais autre chose, que ce soit un autre boulot qui traine, la lessive, un plat, du rangement, écrire, lire, boire un apéro avec un ami ou n'importe quoi d'autre.
Mais ce travail à faire est désormais dans un coin de ma tête et tout en épluchant mes patates, j'y pense, sans même m'en rendre compte. Je n'y pense pas de façon exclusive, je ne m'applique pas à concentrer ma pensée là dessus, mais l'idée, désormais semée, fait son petit bonhomme de chemin. Parce que je lui donne le temps nécessaire à son développement.
Jamais, je dis bien jamais, un travail fait dans la minute ne m'a satisfaite. Trop évident, trop faible, trop vide. Et parce que je ne me suis pas donné le temps d'avoir envie de le faire. Et dans ce que je fais, l'envie est un facteur primordial : je ne peux pas faire de bon dessin sans envie de dessiner.
Il faut que je pense au dessin, à l'idée pendant suffisamment longtemps pour que le moment venu de sa réalisation, je sois impatiente de le réaliser. Et alors, là je prendrais un réel plaisir à faire aboutir ce projet ou à le faire avancer.
Alors oui, effectivement, en terme de productivité je suis loin du chinois. Mais j'ai aussi nettement moins envie de me suicider.
Le rythme imposé par le travail (le travail comme la société l'entend, pas comme je le conçois) est un non sens à mes yeux, pour ces raisons.
Je ne suis pas apte à mettre mon réveil. Je ne suis pas apte à travailler dès 9h le matin. Je ne suis pas apte à travailler 8h, 5 jours sur 7. Je ne suis pas apte à être concentrée sur un travail plus de 3 heures d'affilée. Je ne suis pas apte à tordre mon temps pour satisfaire les désirs immédiats d'un commanditaire.

Et tiens, messieurs les experts, pourquoi ne pas parler du désir immédiat du patron ? lui, il n'est pas primaire ou capricieux ?
Ah non.
Étrange, parce que pourtant, c'est bel et bien le désir immédiat d'une richesse au détriment d'un avenir meilleur. Oui, certes, un avenir meilleur pour le travailleur, celui du patron ne sera aucunement menacé par ses propres impulsions.
Mais seul le travailleur doit affronter ses pulsions, forcément maladives, s'assoir sur ses acquis, devenir docile, se sacrifier, pour satisfaire le désir autrement plus important de son patron de s'offrir un hélicoptère.(*)

Et une fois de plus on retombe sur ce mythe de la paresse bourgeoise, luxe trop grand, trop indécent pour le bas peuple, l'ultime pécher. Une fois de plus on nous agite la pathologie sous le nez comme un chiffon rouge, parce que nous ne sommes pas dans le bon rythme, parce que nous ne savons pas "gérer nos impulsions".

Notre docilité, c'est leur paresse. Notre procrastination, c'est leur chute.
Procrastinons, encore, toujours, et plus encore.

Dahlia

(*) et tiens, justement, on m'a commandé la semaine dernière plusieurs illustrations à rendre trois jours plus tard pour un magazine. Je précise au magazine en question que si le paiement se fait sur facture, comme il me le demande, celui ci doit intervenir à la fin du mois en cours ou au plus tard à parution. Eh bien non, on me répond avec une belle condescendance que je peux m'assoir sur mes "exigences", et que je serai payée dans plus d'un mois. Le beurre et l'argent du beurre : payée sur facture (sur laquelle je vais payer des charges), avec les délais d'une pige (qui est l'équivalent d'un salaire, sur laquelle je ne payerais pas de charges). Une fois de plus, on me demande de prendre mon mal en patience et de refréner mon "envie capricieuse" d'être payée dans les temps, et ce en s'asseyant littéralement sur les lois sensées protéger les conditions de travail des illustrateurs. Parce qu'un illustrateur n'a rien à dire : pas d'accord écrit, pas de contrat, tu acceptes les conditions de merde pour ce boulot ou rien.