mercredi 16 mars 2011

Héroïne en CDI, épisode 8 : Le plein de gasoil

La voiture du petit patron qui n'en veut est souvent semblable à celle de son voisin sur le parking de la pépinière d'entreprises. Noire rutilante, fenêtres légèrement teintées bordées d'un liseré argent, elle se décline en deux tendances: le suppositoire ou le tracteur (A6/X5). En déplacement, ces véhicules ont une forte tendance à l'excès de vitesse et au zigzaguement – dû à la conduite au genou tout en consultant les documents nécessaires à la conversation téléphonique.

C'est vous dire avec quel sentiment d'imposture je pénétrai ce jour-là dans le suppo neuf de mon si cher patron, avec pour consigne: acheter du PQ à l'aide d'un chèque en blanc dans ma poche gauche, et faire le plein avec la carte bleue dans ma poche droite, dont je me répète le code en boucle.
Eh oui, il y a des achats qui ne peuvent pas attendre, et faut croire que j'avais l'air la plus oisive ce jour-là.
Je m'engouffre donc dans cette auto, non sans jeter un coup d'oeil circulaire dans le parking pour vérifier qu'on ne m'observe pas – je tiens à ma réputation. Après avoir démarré grâce au bouton ON – combien de temps on peut chercher comment démarrer une voiture sans trou pour la clé, à votre avis, quand on connaît pas?... - j'entame ma prudente progression vers le Auchan que je connais si bien car j'y achète mon sandwich du midi, faute de mieux. Je me sens si petite et hors cadre. Pocoyo à l'assemblée nationale, quelque chose comme ça. Bon, ça me fait une sortie, non ? C'est cool, donc.
J'emmène le veau à l'abreuvoir, et lui remplis le réservoir de 70 bons litres de gasoil qui peuvent commencer à faire leurs prières. A hauteur de la petite guérite, après abaissement de la vitre teintée dans un chuintement parfait, je tends la carte bleue du patron avec ma petite main, en essayant d'avoir l'air naturelle. Avec assurance, je tape le code, qui n'a pas quitté ma mémoire vive pendant tout ce temps.
Tiens, une erreur. La caissière ne semble pas me trouver incongrue dans cette grosse caisse – sûrement une fille de bourges qui se coiffe pas pour faire chier son père mais lui prend sa voiture en douce, doit-elle penser – et me demande de recomposer. Oh, oh. Y'a comme un blème. Heureusement, j'ai la présence d'esprit de ne pas aller jusqu'à bloquer la carte, je farfouille dans ma poche droite; eh merde, il est où ; ah oui nan il est là ; et paf j'abats le chèque chiffonné sans montant dans le passe-plats. Là, j'ai quand même bien mérité mon regard suspicieux. Mais vu la file de voitures derrière, elle fait pas de zèle et voilà enfin ma mission remplie. Enfin, ma demi-mission pour être exacte, car enfin, comment je vais faire maintenant, pour le PQ? Hé, y'a des fois où il n'y a pas vraiment de solution.
Je rentre, plutôt contente d'avoir déjoué l'adversité et réussi à garer le bison. Je vais même jusqu'à lui tapoter le front avant de le bipper. Donner le biberon ça crée des liens.
« -Dis, ton code, il marche pas.
− QUOI MON CODE IL MARCHE PAS j'te l'ai répété trois fois
− Ah mais nan, il marche pas.
− Oh merde c'était pas la bonne carte vas-y rends-moi ça
− Du coup, j'ai payé avec le chèque
− AVEC LE CHÈQUE ?!! Ah meeerde, comment je vais faire pour la compta putain. »

Je le laisserai se rendre compte tout seul, pour le PQ.

Héroïne en CDI