mardi 12 juillet 2011

La bourse ou la vie

 

La réponse du CNL vient de tomber. La commission a décidé de me donner une bourse pour faire mon projet. Youpi ! me direz vous.

Sauf que non, pas du tout. On me fait l'aumône de la “bourse découverte”, soit 3500 euros, payables dans les deux mois à hauteur de 80% c'est à dire 2800 euros, qui partiront aussitôt dans les cotisations, les loyers impayés et l'IRCEC, c'est  dire qu'il ne nous restera rien, niquedouille, ne serait-ce que pour manger. 

Alors que j'attendais le double, décidée à en profiter pour déménager d'un appart qui nous coûte trop cher, voilà que tout s'écroule.

Mais là je vous entends : ho la vilaine ingrate, cracher dans la soupe ! Oui, mais NON, je refuse. Remballe ton dédain, remballe ton indignation tout de suite, avant que je te le fasse bouffer par les trous de nez. Toute l'année, je n'ai droit à rien, à part 76 euros de la CAF qui couvrent même pas les frais bancaires. J'ai pas le droit au RSA, j'ai pas le droit aux allocs chômages, j'ai juste le droit de fermer ma gueule parce que "mais tu dessines c'est merveilleux !". 

Je n'ai pas le droit de me plaindre.

Sauf que les dessinateurs voient leurs revenus fondre comme neige au soleil, sauf que trouver un plan payé ça devient le parcours du combattant, sauf qu'il faut se plier aux conditions illégales des employeurs (comme les magazines, qui te paient sur facture mais  s'octroient les délais de la pige, ça va, t'as pas trop mal au cul ? je peux continuer ?). Je ne connais aucune autre profession où on baisse ton salaire, comme ça, parce que "c'est la crise" ou je sais pas quoi. Oui parce que le DA au dessus de toi, non, lui il se baisse pas son salaire, et l'imprimeur non plus, y'a personne d'autre qui fait ça, y'a que TOI, pauvre gratteux, qui accepte ça, parce que tu te dis, comme un con, le nez au vent, que ça te fera de la pub. Sauf que tu te le fourres bien profond, quand tu auras enfin des ambitions à la mesure de ton travail, le DA, qu'est-ce qu'il va faire, te garder et te payer plus ? macache ! il va choper un nouveau petit con naïf à sous payer, tout frais sorti de l'école. Et tu l'auras dans le cul, du début à la fin.

Mais je n'ai toujours pas le droit de me plaindre.

Cette année a été catastrophique, mes revenus ont dégringolé, les plans payés quasi impossibles à trouver, quand j'en trouvais c'était à des prix scandaleusement bas (allez, balançons, les Inrocks : 100 euros l'illus couleur, 3 commandées  à rendre dans 2 jours, et évidemment on t'en commande "une de plus pour le même prix et le même délai" au dernier moment, imaginez ma réponse, le tout payé 2mois après, alors que c'est sur facture, ce qui est illégal mes petits chéris, ne vous laissez pas marcher sur les panards comme ça et exigez d'être payés à parution). Bref, une année de merde comme je n'en ai jamais eue, à ne pas pouvoir développer des projets personnels pare que trop occupée, préoccupée, à trouver du fric rapidement. Avec de telles conditions, t'en viens vite à réfléchir à faire la pute, vendre de la drogue, ou braquer la supérette, de façon tout à fait concrète. Ça où finir à la rue, tu parles d'un "choix" tu parles d'une "chance" !

Mais je n'ai toujours pas le droit de me plaindre, mazette "je dessine !".

Sauf que je dessine de moins en moins. Je suis de plus en plus écœurée par ce qui se passe, à mon niveau mais pas seulement. Je vois tout s'effondrer, les conditions de vie de tout le monde se dégrader vitesse grand V et personne ne bronche, je vois les gens devenir des loups entre eux. Encore plus. Toujours plus, obéissant comme de bons moutons à des loups, ne voyant même pas qu'ils courent à leur propre perte ! Refuser de se jeter dans la gueule de cette immonde bête c'est désormais ne pas voir notre propre chance. Avec de tels raisonnements, mon vieux, même la pauvre caissière au monoprix, payée au SMIC, et qui risque gros en se servant dans les poubelles du magasin, même elle n'a pas le droit de se plaindre, vu qu'elle a un putain de boulot, cette grosse veinarde.

Le pire là dedans, c'est que la lassitude, l’écœurement, le découragement ont eu raison de ma colère. Je ne suis plus combative aujourd'hui, les loups ont gagné : je suis une chiffe molle, ruinée, qu'on va encore réussir à ponctionner par le biais du tabac et de mon loyer, des énergies et de la bouffe. Je suis devenue une de ces vaches maigres qu'on trait encore, asséchant leurs pis malades et sclérosés, incapables de se défendre.

Mais je n'ai encore pas le droit de me plaindre, puisque je n'ai pas de patron, et j'ai choisi ma vie.

Et ce matin, tombe ce qui aurait du être une bonne nouvelle, l'attribution de ma bourse. 3500 euros, dont 80% seront versés dans les deux mois. Le temps de creuser le découvert, d'accumuler les retards de paiement et les pénalités qui vont avec, mes 2800 euros partiront aussitôt, dans du RIEN. et je n'aurai ni le courage, ni le temps, ni la tête à finir mon projet, pour lequel j'avais déposé mon dossier. 3500 euros, c'est la bourse découverte. La bourse qu'on donne aux ptits jeunes qui débutent, avec beaucoup de condescendance, comme on donne la pièce au miséreux un peu rigolo. Il tend la main, mais en faisant des pirouettes, alors tu penses, si ça amuse le bourgeois.

J'avais déjà eu du mal à demander cette bourse, ça me faisait mal de réaliser que c'était la seule façon de nous en sortir, le seul espoir pour nous tirer de tout ça. Je reçois cette bourse comme un coup dans le ventre, comme une insulte, comme une humiliation. J'aurais même préféré ne pas l'avoir du tout, par fierté. Non, je ne devrais pas remercier le CNL pour cette aumône, non je te baiserai pas la main qui me méprise, non je ne remercierai pas pour le peu de choses qu'on m'autorise à quémander une fois par an maximum, et après 4 ans quand tu l'obtiens. Ce ne sont pas des privilèges, ces bourses, c'est une preuve de plus qu'on crève d'avoir choisi de dessiner.

Mais tu vois, je n'ai toujours pas le droit de me plaindre, je fais des mickeys.
Tanxxx