vendredi 27 janvier 2012

L'atelier de C.V.


« Alors c’est très simple : vous êtes douze, vous allez vous séparer en deux groupes de six et étudier ensemble le CV de chaque personne de l’autre groupe. Puis en fin de séance chacun d’entre vous se fera le rapporteur de ce que son propre groupe a dit pour chaque CV étudié, ainsi tout le monde pourra prendre la parole ». Sourires, hochements de tête, clins d’œil et starting-blocks.

Non mais qu’est ce que je fais là ? A un atelier rédaction de curriculum vitae organisé par un prestataire de services payé à prix d’or par Pôle Emploi ? Ah oui… j’avais presque oublié : je suis chômeur depuis fin 2010, ce serait ma dernière ligne droite car il ne me reste plus que dix mois d’allocations, il faut coûte que coûte que je retrouve un travail, maintenant, tout de suite, parce que je le mérite – ou plutôt parce que je dois tout faire pour le mériter. Mais je n’en veux pas de leurs boulots. J’ai déjà travaillé pendant 20 ans. Et je n’en pouvais plus. Je n’en peux toujours plus. Le travail m’a rendu malade – physiquement et mentalement – et alors j’ai dit stop. Pour un moment. Combien de temps, je ne sais pas encore.
Je ne suis toujours pas prêt à retravailler, à subir à nouveau la pression du monde de l’entreprise, du monde du travail et de gens à qui je n’adresserais même pas la parole si je venais à les rencontrer par hasard dans la rue. Ah tiens, d’ailleurs, les onze autres de cet atelier non plus je ne leur aurais jamais adressé la parole. Ils sont beaucoup trop sûrs de leur propre valeur. De la nécessité de ce qu’ils font. Ils ne se posent pas la question du pourquoi faire mais ils font. Leur travail était une contrainte mais ils en veulent un nouveau. Ils vivent dans un monde parfait dont ils ne se rendent même pas compte qu’ils n’en font plus réellement partie. Mais ils s’accrochent. Tous cherchent du travail mais personne ne dira qu’il est au chômage. La honte, l’opprobre, la vilaine maladie, le cancer sociétal.

Donc me voilà depuis un peu plus d’une année maintenant inscrit à Pôle Emploi. C’est le prix à payer pour avoir délibérément arrêté de travailler : j’ai fait un abandon de poste, j’ai été licencié seulement pour faute grave et j’ai donc droit aux Assedic… c’est un peu la même chose que l’arrêt du contrat de travail à l’amiable mais l’avantage de ma méthode est de prendre son patron totalement par surprise et donc de l’emmerder. J’en ris encore. C’est même ma drogue les jours où ça va un peu moins bien.
Dans mon cas les personnes de Pôle Emploi ont presque été clémentes avec moi : pas trop de harcèlement, pas de vexations, pas de cette politique du chiffre qui dans notre nouveau monde transforme n’importe quelle mission de service public en machine de guerre. Juste une incapacité totale, faute de moyens réels et de motivation, à s’occuper des chômeurs mais une toute petite poignée de convocations – une fois sur deux mon conseiller a malicieusement noté que le système informatique était en panne et qu’il ne pouvait techniquement pas me fournir d’offres d’emploi adaptées à mon profil », quel dommage – et cet atelier, donc, tombant comme un cheveu sur une soupe, un atelier CV. Il faut bien occuper les chômeurs.

Nous sommes douze et je suis coincé pour au moins deux heures avec les autres. On passe en revue tous les CV. Ça charcle. Mais on se justifie en affirmant que l’on est là pour avoir l’avis et le regard d’autrui et que l’on acceptera soi-même toutes les critiques et autres remarques venues des autres. Au milieu des débats je dresse l’oreille parce que je comprends que le groupe d’en face est en train d’examiner mon propre cas. Et il semble très bien mon CV : qualité, savoir-faire, tradition. C’est à se demander pourquoi je n’ai pas encore retrouvé un travail, non ?
On parle encore, on échange, je grogne un peu, préfère regarder la bourgeoise de plus quarante ans assise en face de moi et qui essaie d’en faire dix de moins. Elle a des jolis seins et je suis un pervers. Fin des délibérations. L’animatrice de l’atelier reprend alors la parole et déclare que l’on va passer en revue les CV un par un. C’est moi qui commence. Je dois répéter tout ce que les autres ont dit d’un torchon dont je n’ai que faire. Je me déteste de faire ça et pour la première fois je sens vraiment que la machine Pôle Emploi a un ascendant sur moi, m’impose sa façon de faire, une façon de penser qui n’est pas la mienne. L’activité en groupe ça peut être fatal. Ce sera donc la première et la dernière fois en qui me concerne.
D’autres cas suivent. Puis vient le mien. C’est ma bourgeoise d’en face qui est la porte-parole du groupe qui a examiné ma vie et mon œuvre. Elle n’a pas grand-chose à dire, je ne l’écoute pas vraiment et elle a une jolie petite robe à pois un peu trop petite et qui donc la serre avantageusement. Elle me dit juste que mon CV est trop lisse, trop parfait que l’on ne peut pas s’y accrocher – c’est exactement ça. Elle regrette aussi que je ne mentionne pas d’activité secondaire, de loisir ou de passion – je dois avoir l’air d’un monstre sans âme mais j’aime ça, aussi.

On finit le tour de table. L’animatrice tire des conclusions. Je pense juste à me tirer de là. Chacun garde une copie des CV de tout le monde… je trouve cela très indiscret et malvenu. Comme si on était une grande famille. Alors que nous devrions être des individus prêts à tout. L’hypocrisie jusqu’à la fin.

Haz.