mercredi 24 octobre 2012

Il est 2h25

Il est 2h25 - Et je sais ce qui va se passer, dans cinq minutes.

Il est 2h30 - Et le réveil sonne, Et mes tripes me disent « merde ». Je l’éteins pour pas la réveiller, car je sais ce qui va se passer, dans 5 minutes.

Il est 2h42 - Je ne suis pas tout à fait medium… Mais je sens une main me farfouiller et une voix qui me glisse, à l’oreille « réveille toi Hank…l’Amérique n’attend pas. »Elle sait que ça me fait sourire. Elle peut me voir sourire dans la nuit. C’est sa manière a elle de souligner le truc, la douleur, le ridicule du truc…. J’étais son Buckowski qui allait au turbin… Comme dans ses nouvelles… Merde vous avez vu la gueule de ce type… Il écrit comme il transpire, et je suis pas saoul…

Il est 2h53 - J’ai déjà mangé, a cette heure la on mange vite. Je rêve d’un jus de fruits des iles du pacifique, ou les filles sont belles et leurs jupes d’herbes vertes. 
 
Il est 3h05 - Je suis habillé conventionnellement ; polo violet carrauchercl, pantalon noir et polaire carrauchercl, et ces putains de chaussures de sécurité. Des chaussures de haftling… Bien deux pointures en dessous, bien deux kilos chacune, tendre comme un coup de trique. J’ai demandé et on me les changera lorsque j’aurais signé mon CDI…Je le signerai rien que pour ça.
Il est 3h07-Je la regarde une dernière fois, elle dort, belle, nue, sur le coté, une jambe pliée qui sort du drap, un sein qui pointe par dessous. Elle est belle, tout ça pourrait être plus facile.
Il est 3h08 - Je m’en vais, un peu triste, un peu amoureux.
Je suis employé libre service, un employé libre à servir à tout. Je travaille à carrauchercl. J’embauche à 4 heures du matin 5 jours sur 7, je mets des fromages en rayon, des petits, des gros, bien alignés, aux jolies couleurs d’herbes factices , de montagnes en carton, au premier rang desquels des moines joufflus, des bergères girondes, des chèvres, des vaches (et quoi d’autre encore...) vous invite à mordre goulument dedans. Et salement. Après les avoir payé 6, 10 fois le prix que carrauchercl les achète.

Il est 3h45 - J’arrive. Il me faut attendre 3h55 pour rentrer dans le magasin en lui même. La sécurité n’ouvre les portes que de 3h55 a 4h05.si tu arrives a 4h06, il te faut attendre 4h55 pour rentrer. Si tu arrives à 3h45, tu grilles deux cigarettes.

Il est 4h06 - Aujourd’hui livraison. Sur le tableau Velléda de mon service, le nombre de colis que Kevin et moi devrons mettre en rayon. 975. Commande ni grosse ni petite. Kevin, c’est mon binôme, le type qui bosse tout les matins avec moi. C'est le genre de type qui a tout compris. Il peut me faire rire de sa lucidité bien nette sous ses yeux endormis. Je crois que je l’aime plus qu’un petit peu.

Il est 4h10 - Même les jours de livraison, on commence par reremplir le rayon qui marche le mieux, celui du gruyère. Avez-vous déjà remarqué la manière dont tous les produits sont parfaitement rangés et alignés dans un rayon ? C’est la technique marketing dites du façing. Quand c’est bien présenté, propre, tu achètes plus et mieux. Maintenant essaye de bien agencer des dizaines de sachets de gruyères au format aléatoires (500gr, 350gr, 250 gr..) en les empilant, ou debout en les solidarisant les uns aux autres, proprement, rapidement, stupidement. Même les grecs n’imaginèrent pas meilleur supplice dans leurs enfers.

Il est 4h59 - Kevin arrive. Il me balance un ‘escroc’ sonore que je me sais destiné en guise de bonjour. Le genre de type qui a tout compris. Ensuite, il me parle porno asiatique.

Il est 5h42 - Deux palettes de livraison sont déjà pliées, il en reste... Putain j’m’en fous... Mes doigts gelés me font mal. Ces putains de vitrine frigorifique, ou tu ranges ce putain de fromages a la con, bin c’est de la merde mec ! Quand il faut que tu ailles chercher le tout dernier fromage qui pue resté tout au fond, pour le replacer devant ceux de la livraison (autre technique marketing dites du roulement, rapport aux dates de consommation), et bien les fines barrettes retenant les étagères t’arrachent ta fine couche de peau reliant le doigts a l’ongle ! Chierie ! La merde ! Kevin me dit toujours « t’as pas la peau assez dure pour ce boulot petit ». Et il sait de quoi il parle, ses doigts sont comme les oreilles de ces rugbymens.

Il est 6h15 - Pour nous détendre à nous, les employés libre service, la direction nous branche sur wit FM de 4h a 8h. En 4h de temps on doit entendre 10 chansons différentes… Toujours les mêmes… Que je n’aime pas d’ailleurs, mais qui ont parfaitement leurs places entre la lessive, le fromage, et le saucisson. Cette musique trop forte, nulle, que l’on entend mais que l’on n’écoute pas, me rend fou. Putain... Y’a rien a quoi se raccrocher ? Vraiment ? À penser ? Quelque chose de beaux et d’unique ? Qui ne se répète pas, qui ne se ressemble pas ? Une prairie du Montana en automne... Une plage des Landes sous l’orage…
Non.
J’ouvre le carton, m’abime les doigts, je fais le roulement, met en place les nouveaux fromages, m’abime les doigts, fait le façing ; m’abime les doigts, casse le carton, prend un autre carton, et j’ouvre le nouveau carton, m’abime les doigts, fais le roulement m’abime les doigts... Il est 6h16, je ferme les yeux et je la vois, elle.

Il est 7h00 - J’ai sommeil. Un bon soleil pointe dehors, une fine brume, cette humidité de la nuit, s’évapore légèrement dans un soupir de plaisir. Il fait beau et les oiseaux chantent comme pour le premier matin du monde. Mais ou je suis, sous la lumière blafardes des rayons , ce n’est pas le monde, et Rihanna hurle sa tristesse de caniveau dans mes oreilles , mais elle ne trouve pas mon cerveau, car il est parti actuellement… Ça fait bien une demi heure que l’on ne se parle pas avec Kevin. Je sais à qui il pense lui pour tenir. À quelqu’un de beaux et d’unique, comme une plage des landes en été ou une verte prairie du Montana. A quelqu’un de nouveaux, sa fille de neufs ans.

Il est 7h45 - Et voila mon moment préféré car je deviens à ce moment là tout intérieur. Les chefs de rayons qui ont embauché un quart d’heure plus tôt descendent pour inspecter le travail. Quand arrive notre tour a Kevin et moi, je dis bonjour, si j’avais un calot, je l’ôterai, je dois paraitre soumis. Ils inspectent, ils sont deux, moches, hideux et mal fagotés. Leurs haleines sentent le café et la clope du matin…J’ai toujours pris leurs relent de matinée tranquille pour un affront sauvage quand ils viennent te souffler au visage les manques dans ton travail, que tu as commencé à 4h du matin lorsqu’ils dormaient encore. C’est à ce moment la que je les tue comme des porcs, pour que Kevin et sa fille mangent les croissants ensemble. Mon moment préféré, tout intérieur. JE SUIS UN JUSTE HÉROS.

Il est 8h00 - La musique s’arrête, enfin la musique... Le magasin ouvre dans une demi-heure, c’est l’heure de la pause, mais aujourd’hui, c’est mardi ; tous les employés libres du secteur frais liquide et autre sont réunis dans un large endroit ou le grand chef a moustache, le big boss, le patron, nous congratule. Il annonce les chiffres de la semaine des différends secteurs ;
Congelé ; 600000 euros ; très bonne semaine,
lait/œufs ; 40000 euros, en progression
Yaourt ; 750000 évolution liée au tract promotionnel de la semaine précédente…
Bla bla bla... Quelle honte… La paie des gens dans la salle sur une année ne couvre pas ces sommes. Ce discours et déplacé, suis-je le seul que cela mettent mal à l’aise ? En colère ? Mes yeux balayent la salle en guise d’une réaction similaire, je vois Kevin et je comprends. Il est fatigué. 35 ans le Kevin. Dont 15 à se lever a 2h du mat et dormir la journée. Un working class heros qui ramène trois sous de la seul manière qu’il pense connaitre pour une partie de lui même qu’il a jeté dans le monde. Une fille qui dans cinq ans lui pourrira la gueule dans un langage qu’il ne comprendra pas, dans 15 ans se mettra a la colle avec un guignol qu’il n’aimera pas, après avoir laissé tomber ses études, et dans 30 ans ne lui adressera plus la parole. De toute manière, lorsque l’on se lève a 2h du mat, que l’on dort la journée pendant 15, 20ans on arrive rarement a la retraite, dans 30 ans. Je devrais vous parler de Bernard maintenant… C’est alors que je pense, que c’est pour ces gens la que jésus c’est sacrifié. Pour moi aussi certainement… Je lui en demandais pas tant… Et d’ailleurs le referait-il aujourd’hui ? Nous sommes des poules pondeuses de batterie. Humany woomany mon cul. Les hommes qui ne dorment pas n’en sont plus.

Il est 8h15 - C’est la pause, la cigarette fraiche comme une pluie matinale de printemps ! Et c’est à ce moment la que Kevin m’annonce que le mot travail vient du latin tripallium, objet de torture notoire. Tri-palle. Bin merde. Je suis étonné. De son érudition hein, pas de l’origine.

Il est 8h30 - Ouverture. Je finis les palettes qui restent, les clients déambulent, nous demande des renseignements qui nous font perdre notre temps, mais surtout qu’ils pourrait trouver seul en réfléchissant, seulement ils sont la pour acheter alors…

Kevin, lui, contrôle les dates. La règle veut que nous retirions tout produit dont la date limite de consommation (D.L.C) soit inférieure ou égale à une semaine. En clair aujourd’hui nous somme le premier novembre, tout produit trouver en rayon daté du 2 au 7 novembre est considéré comme impropre a la consommation et bénnés, mis a la poubelle. On jette. Parfois on stick a moins 50 pour cent, mais soyons sérieux, la majorité du temps c’est direction poubelles… Une fois dans ces même poubelles, j’ai vu des poissons entiers mort pour rien, qui nagent dans la merde et le cloaque. Comme a Verdun, mort pour rien. Mais c’est ça le boulot aussi alors bon…

Il est 9h00 - Fatigue. Grisement. Ennui. J’ouvre le carton, m’abime les doigts, je fais le roulement, met en place les nouveaux fromages, m’abime les doigts, fait le façing ; m’abime les doigts, casse le carton, prend un autre carton, et j’ouvre le carton, m’abime les doigts, fais le roulement m’abime les doigts. Plus que deux heures.

Il est 10h00 - Fatigue. Grisement. Ennui. J’ouvre le carton, m’abime les doigts, je fais le roulement, met en place les nouveaux fromages, m’abime les doigts, fait le façing ; m’abime les doigts, casse le carton, prend un autre carton, et j’ouvre le carton, m’abime les doigts, fais le roulement m’abime les doigts. Plus qu’une heure.

A 11h05 je suis dehors, le soleil me brûle, je suis un vampire, je dors le jours. Je suis fatigué, Kevin sourit en me disant au revoir. Il est beau quand il est libre. Moi moins car je pense à demain. Toujours pareil. Je décide de rentrer à pied, le long de la Garonne. Elle je la laisse couler. Je suis vraiment fatigué, je réfléchis en boucle, à tripallium, la torture, et à une phrase de Buckowski « faut savoir oublier quand t’es un homme »… Bien… Avant de monter chez moi j’achète une bouteille de porto, je la bois sur le trottoir. La, j’ai la paix des chiens. Fatigue.

A 12h30 je suis là, je pousse la porte et je la voie avec un t-shirt a moi qui lui arrive mi-cuisse, fait ressortir son ptit pétard… Elle est de dos, fait cuire un truc en chantant… Une chanson d’antan… Que je pensais, enfant, inventé par ma mère pour les lents dimanches matins. Elle est blonde comme les blés d’été dans les champs. Multipliée à l’ infini ; elle envahit toute la salle où je viens de rentrer, bien éméché. Elle me noie, alors je pleure. Elle se retourne, me voit, n’arrête pas de chanter. Puisque ce joli moment dure longtemps, elle s’approche de moi pendant des heures en chantant, donnant vie à d’ancien rires, à d’anciens jeux d’enfants d’autres dimanches , que je croyais perdus… Je pleure... Je suis bien pété. Elle me prend la bouteille, bois puis m’enlace. 
 
Demain, lorsque je serai fatigué, décérébré, automatisé, réduit a ma basique fonction de bras, pour me souvenir que je suis un homme, je repenserai a cet instant.
Oui, tout ça pourrait être plus facile.

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